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© Escalade Alsace
Yann Corby




Nouvelle : Antoine Reaud

Ca y est le couperet vient de tomber : "Re-confinement". Merde. Comment vais- je faire pour croiter la longue liste de mon ambition avant la fin de l’année moi ? La liste est audacieuse certes, m’enfin j’avais l’impression d’être proche du but. Bon il faut le dire vite car en réalité j’avais déjà quelques semaines de retard sur le programme. Officiellement à cause des difficiles conditions météorologiques rencontrées durant l’été, officieusement car, il me faut bien l’admettre, j’étais arrivé à un sacré palier dans ma progression.

Ainsi, tandis que le président de la république continue de paraphraser le mot "confinement" pendant trois plombes, mon esprit s’égare sur un chemin qu’il n’a que trop souvent emprunté...

Le début de l’année avait été tonitruant malgré le premier confinement. J’étais devenu le pro des suspensions sur mon rebord de porte. Les exercices de tractions et les contrats-minute les plus farfelus n’avaient plus aucun secret pour moi. J’en étais ressorti avec une faim de loup et un corps affûté comme personne. S’en était suivi une pluie de croix comme jamais je n’en avais connue. La fièvre était réelle et le plaisir exquis de se sentir passer à la vitesse supérieure. Même si je n’étais passé que de la première à la seconde.

S’en est suivi mon premier échec, un siège de quatre semaines dans une voie qui refusa de tomber. Après avoir chu une fois de plus au dernier mouvement, je décidai de faire un break. Je réalisai alors que je ne grimpais plus que pour la performance. Ni pour moi, ni pour le rocher. Juste pour assouvir une soif de réussite. La joie m’avait quitté et il ne m’était resté que la hargne. Inertie d’un combat perpétuel contre soi-même.

Aux abords de ce second confinement, je me sens à la croisée des chemins. Soit je m’entête dans cette quête infinie du toujours plus dur, toujours plus fort. Soit je vais voir ailleurs.

Aller voir ailleurs... mais pour aller où ? Et puis c’est vrai qu’un break ne me ferait pas de mal, je me sens fatigué, fatigué de toutes ces bagarres menées durant l’été.

C’est alors que mon coloc, qui apparemment menait exactement la même réflexion de son côté, se tourna dans ma direction : " Vient on construit un pan dans le grenier ! ". Quelle idée saugrenue. Le grenier n’est même pas à nous. "Personne ne l’utilise ce grenier de toute façon" qu’il me sort.

La messe est dite. Je troque la poutre et la barre à traction contre le marteau et la visseuse.

Une première pière à l’édifice

La première étape consiste à installer les poutres porteuses sur la charpente. Nous optons pour une armature forte et largement surdimensionnée (le surdimensionnement sera le fil rouge de toute l’installation…). Ainsi ce ne sont pas moins de 6 poutre de section 80*80 et de 6 mètres de long qui sont commandées. La surface grimpable totale sera de 12 m². A la livraison, c’est curieux de devoir retirer des tuiles du toit pour faire passer tout le bazar… Le tout durant le premier weekend du confinement.



"Les rares passants regardaient d’un drôle d’air ce toit de gruyère…"


Après avoir installé les poutres et les avoir sciées à la bonne longueur, nous les mettons en place. Le squelette du futur mur prend alors forme.

Une question cependant nous taraude durant cette étape. Quelle inclinaison choisir ? 10°- 20°- 45° ??? Le toit fait environ 45° et cela nous semble infâme, surtout que nous sommes plus du genre à serrer des crougnes dans du vertical que d’agripper des bacs dans les toits (enfin moi surtout, mon comparse rêve d’un toit de 50 m de long avec que des bacs…). Après diverses discussions animées et un rapide recueil des avis des potes, nous optons pour 30° d’inclinaison.

La prochaine étape est déjà bien plus intéressante. On fabrique les grandes plaques en bois d’un mètre carré environ qu’on plaquera contre l’armature. Là-dessus encore le surdimensionnement est de mise puisque ce ne sont pas moins de 15 plaques qui sont commandées, et des "trois plis" s’il vous plaît. Autant vous dire que ça ne bougera pas et qu’on en aura en réserve. "Au cas où je voudrais agrandir." Qu’il me sort le coloc’... c’est sûr qu’avec ça on pourra agrandir... mais pour mettre où ? Bon, je ne relève pas. Je vois bien qu’il est en train de virer dingo avec son mur celui-là. S’il croit que je n’ai pas vu toutes les feuilles qui traînent à l’appart avec des plans du pan, il se fourre le doigt dans l'œil jusqu’au coude.

Cependant force est de constater que dans ce vaste projet, le cerveau, c’est lui. A noter aussi que dans ce vaste projet, les bras, c’est lui aussi. Inutile d’essayer de vous leurrer plus longtemps, je ne suis qu’un simple assistant dans cette aventure. Serrer des crougnes c’est à peu près la seule chose que j’arrive à faire avec mes dix doigts. En gros, mes "coups de main" consistent à monter au grenier, mettre la radio à fond, me moquer des chansons qui y passent tout en les connaissant par cœur et lui demander de répéter 36 fois ce qu’il me demande de faire (bordel pourquoi on ne baisse jamais la musique ?). Et tout ça pour finir par mal le faire.

Faut dire que l’animal est couvreur de profession. Pour lui construire un pan c’est un peu comme ramener des devoirs à la maison.

Toujours est-il qu’il a l’air content que je sois dans ses pattes, alors je continue de me pointer. Est-ce parce qu’il a peur de me vexer ? Est-ce parce qu’il croit qu’il fera de moi un bricoleur ? Je n’en sais rien mais pendant qu’il fabrique des prises et des modules, qu’il court à droite à gauche pour acheter des vieilles prises dans toutes les salles du coin, je me contente de passer un coup de peinture sur les plaques. Et pour la peinture, nous (enfin lui) optons pour un savant mélange de peinture et de sable. Le coup de génie qu’il a, il faut bien l’admettre, est de peindre le mur en blanc avec les volumes en rouge. Le rendu est super lumineux et plutôt chaleureux. Parce que dans un grenier sans fenêtre ça aurait vite fait de devenir glauque.

Lors de l’achat des prises à Hueco nous noterons la recommandation de JMTT : "Il n’y a jamais trop de prises sur un pan. Copied that.

Ça prend forme

Bon alors récapitulons. Nous avons monté la structure, fabriqué et acheté quelques prises ainsi que peint et troué les plaques en bois. Il nous reste maintenant à frapper les écrous, fixer les plaques sur les poutres et y visser les prises.

Alors, après avoir passé une sacrée commande à la quincaillerie la plus proche, nous recevons un premier arrivage de vis et d’écrous. Pas de quoi équiper l’ensemble du mur, m’enfin assez pour débuter. Je ne prends pas la peine de vous informer que la quantité totale de vis achetée permet largement de quoi faire trois pans de plus.

Ainsi, après quelques coups de poignets plus tard, nous obtenons un début de quelque chose. Et nous n’en sommes pas peu fiers.



"Les départs assis vont devenir monnaie courante…"


La première surprise des plus agréable est que les prises en bois, non content d’être des plus solides, sont aussi des plus agréables au toucher. L’orfèvre s’est vraiment attardé à bien les poncer pour avoir un rendu des plus ergonomiques. Résultat des courses elles ne sont pas du tout traumatisantes pour les doigts et sont légèrement glissantes pour les pieds. Va falloir être précis si on veut éviter les zipettes. Mention spéciale à l’imagination du collègue dont s’échappa des formes incongrues offrant des préhensions plutôt intéressantes (bien qu’il n’y ait pas assez de réglettes à mon goût).

La seconde surprise est aussi une bonne nouvelle. Les modules apportent vraiment des branches supplémentaires à l’arbre des possibles. Inversées, verticales, compressions… de bien belles gestuelles nous tendent les bras.

La livraison de la quincaillerie manquante est prévue la semaine suivante. Entre-temps, nous écumons les sites de particulier à particulier pour trouver des matelas pas chers. Nous mettons facilement la main sur six ou sept matelas qui accueilleront douillettement nos fesses rattrapées par une gravité sauvage.

La réception des travaux

Aussitôt les vis et écrous manquants reçus, nous courons au grenier pour la dernière soirée de bricolage. Excités comme des puces, nous martelons les plaques à une vitesse folle tandis que Wejdene nous inonde les oreilles de ses chansons subtiles aux textes travaillés. On gueule en échangeant sur la manière dont on fixera telle ou telle prise : "La grosse pince là, on la mettra à la verticale pour faire des changements de mains bien durs.
Ouais énorme ! Et le bac là, il ira sous le module pour faire une bonne grosse inversée !
Quoi ?
Quoi ? "

Bordel pourquoi on ne baisse jamais la musique ??

C’est ainsi qu’après moultes soirées passées à visser, marteler et revisser tout ce qui nous passait sous la main, le mur fût prêt. Et je dois vous dire que je ne suis pas peu fier du résultat.

Un grand merci à tous ceux qui se débarrassèrent gracieusement de leurs matelas. Par contre, il va falloir qu’on trouve quelque chose contre la poussière. A chaque chute c’est le brouillard assuré. Nous terminons toutes les séances avec le nez qui coule et les yeux qui piquent.

Bon ce n’est pas tout ça mais maintenant place au spectacle ! Le premier jeu qui nous tient en haleine est des plus simples. L’un de nous choisit un départ puis se retire, l’autre refait le départ et rajoute un mouvement. Le premier recommence alors depuis le début en ajoutant encore un mouvement. Et ainsi de suite jusqu’à arriver en haut. Ce jeu est génial : chaque bloc est original, chaque bloc devient un mélange des différents styles des ouvreurs, on se tire la bourre en essayant de rajouter à chaque fois un mouvement plus infâme que le précédent.

Cependant, au fil des ascensions et d’autant de chutes, une quête s’impose comme une évidence.

La recherche du bloc le plus classe du monde

Parmi toutes les prises à notre disposition c’est une infinité de mouvements qui est à notre portée. Libre à nous alors d’assembler les plus esthétiques dans un enchaînement endiablé. A partir du moment où nous avons abordé le sujet, l'obsession s’empare de nous. Impossible pour nous d’ignorer notre destinée. Nous quittons là le monde du réel pour pénétrer celui du rêve.



"Le pan devient une véritable porte vers le royaume du geste"


Dans ce grenier pourrave à la poussière envahissante, sous les assauts auditifs d’un rap français toujours plus agressif, à l’heure où la pandémie fait rage, nous partons en croisade.

Le soir, les discussions vont bon train. D’abord il nous faut définir la commande. Qu’entendons-nous par "bloc le plus classe du monde" ? Pour moi c’est une évidence, il faut que ses mouvements consistent en une succession de crougnes infâmes qui nous font retenir notre souffle à chaque préhension : "Tiendra ? tiendra-pas ?" Tout en statique. Tout en finesse. Eldingesque. De plus, serrer les crougnes est l’origine de l’escalade sportive, loin des gros dévers actuels. Et je suis désolé mais je trouve ça quand même classe quand le père Edlinger il sert des mini prises dans le verdon. Voilà le bloc le plus classe du monde il doit rappeler le gars Patoche dans Opéra Vertical.

"Certes", me répondit mon comparse, mais il émet quelques doutes quant à la possibilité de réunir notre vieux grenier tout pété avec les célèbres gorges du sud de la France. Non, pour lui, le bloc le plus classe du monde doit être la quintessence même du geste. Une partition si finement ciselée que la puissance se dissout dans la grâce.

Après tout : pourquoi pas. mais la tâche me paraît tout de même ardue. Nous y pensons dorénavant constamment. Combien de fois, alors que nous faisons totalement autre chose, comme se brosser les dents par exemple, ne nous sommes-nous pas traînés l’un-l’autre au grenier pour se montrer notre dernière idée du moment ? Le plus souvent d’ailleurs l’idée était très nulle, m’enfin pour le savoir il fallait bien tester. Au travail, même, je ne cesse d’y penser : "Si je démarre assis dans le coin, là, il est possible que je choppe la grosse inversée en drapeau. Puis ensuite coincement de genoux à la Ondra où je peux enlever le T-shirt. C’est classe ça d’enlever le T-shirt. Ah oui mais comme ça on a déjà vu que le coincement de genou ne sert à rien. D’ailleurs, dans le bloc le plus classe du monde ? Les fioritures sont-elles permises ? Mince on en a pas encore discuté."



Le talon… mouvement qui anime beaucoup de nos discussions


Il faut imaginer Sisyphe heureux

Les jours passent et se ressemblent. Nous nous croyons à chaque fois proche du but mais un mouvement manquant nous rappelle que le bloc le plus classe du monde ne peut exister sans lui : "Quoi ? Mais il n’y a pas de lolotte ? Comment veux-tu qu’il soit le plus classe du monde sans lolotte ? Sans talon, à la limite, mais pas sans lolotte ! ". D’où la célèbre expression "Jamais sans ma lolotte." Et comme le rappeur "La Fouine" l’a joliment dit dans sa chanson avec sa "Team BS" c’est "Retour à la case départ".



Saisir le bloc le plus classe du monde serait-il voué à l’échec ?


Plus nous avançons et plus la tâche nous paraît impossible. Il doit pourtant bien exister ce fameux bloc le plus classe du monde. Nous partons alors en voyage et explorons les vidéos des passages les plus mythiques de Bleau, Magic wood, Rockland ou encore Joshua Tree. Après visionnage sur les internets, nous ne sommes sûrs que d’une chose "ces blocs sont durs bordel !". Mais est-ce que la difficulté seule permet à un bloc d’avoir le statut de bloc le plus classe du monde ? Burden of Dreams doit-il sa couronne de roi des blocs de part sa cotation vertigineuse de 9A ? Au passage, si 7A bloc vous paraît déjà lunaire n’essayez même pas de vous faire une idée de ce qu’est le 9A bloc, vous vous feriez une poulie au cerveau.



Que cette porte s’ouvre à nous ou non, quel plaisir que de crocheter la serrure


Le désespoir frappe alors à notre porte. Nous devons nous rendre à l’évidence : nous ne pourrons peut-être pas rendre justice à cette discipline si prestigieuse au service de "l’essence même du geste". Jour après jour pourtant nous nous échinons sur nos 12 m². Jetés… talons… pointes… contrepointes… Yaniro… no-foot… mono… plat… réglettes… croisés… tout y passe et dans des enchaînements toujours plus surprenants. Quelquefois nous nous retrouvons même la tête en bas, sans que cela ne nous remette toutefois les idées dans le bon sens.

Alors que le confinement se termine, nous avons le sentiment de ne pas avoir avancé d’une prise, tout en étant convaincus d’être plus proches que jamais. Quel est donc l’ingrédient secret du bloc le plus classe du monde qui nous échappe encore ?

Un choix s’offre à nous : - abandonner notre quête et vivre à jamais dans le regret de ne pas avoir persévéré,
- continuer et accepter qu’il soit probable que nous n’arrivions jamais au but.

Inutile de vous écrire quelle fut notre décision. Nous sommes et resterons au service du mouvement, du vent et du vif. Jour après jour, nous pousserons notre rocher. En cela consiste le fardeau de nos rêves.









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