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© Escalade Alsace
Yann Corby




Nouvelle : Antoine Reaud

Dans la camionnette en direction de la falaise, je reste silencieux. Les genoux ramenés sous le menton, j’observe en silence les nuages bas de cette fin d’après-midi. Je me demande s’il fera assez sec pour grimper, il a plu ces derniers jours et l’humidité demeure. Si on rajoute à ça un début de semaine compliqué au boulot et une fatigue persistante, vous ne prendrez pas beaucoup de risques à miser contre mon état de forme. Mon binôme aussi ne respire pas vraiment la joie de vivre. On parle peu, je ramène les pieds au sol, sol jonché des outils de bricolage du binôme. Dans nos têtes, nous n’arrêtons pas de réfléchir à ce qui nous attend ce soir. J’ai toujours une petite boule au ventre avant d’enfiler le baudrier, quand l’excitation se mêle à l’appréhension. J’inspire le regard hagard, ça va bien se passer.





Dans la camionnette, les songes vont bon train
Dessin : Lise Claudon


Mais pourquoi, pourquoi donc faut-il que je sorte me geler les doigts dehors plutôt que de rester chez moi bien au chaud les mains serrant une tasse de thé brûlant ? " Tout le malheur de l’homme vient de son impossibilité de rester seul au repos" disait Pascal. Alors que nous atteignons le parking, cette phrase me fait curieusement écho.

Toutefois, force m’est d’admettre que l’ambiance automnale m’apaise quelque peu à la sortie du camion. Le soleil s’abaissant, les arbres aux dégradés d’or et de bronze allongent leurs ombres au sol en vue du coucher. J’inspire profondément pour tenter de capter l’énergie somnolente de la falaise. J’expire. Je vais mieux.

On s’équipe en silence. Habitués à nos sorties nocturnes, nos corps sont robotisés. Je sors les sacs pendant que mon comparse fait le tour de la camionnette. Nous nous changeons, grignotons un morceau. Il sait que je n’aime pas les cacahuètes mais m’en propose toujours. Nous nous connaissons bien. Corde, dégaines, projecteur, nous voilà prêts.

Nous commençons toujours par la même voie de chauffe dite "la combi". Mélange plutôt physique de deux voies, l’itinéraire aux grosses prises et mouvements amples est idéal pour se dérouiller les gros muscles tout en préservant nos doigts qui ne comptent plus les tendinites et poulies douloureuses. D’ailleurs combien de fois ne nous sommes-nous pas injuriés de ne pas nous être arrêtés avant la blessure ? Et combien de fois avons-nous tout de même persisté à matraquer de la réglette au-delà du raisonnable ? Trop, sans doute. Avec un léger sourire aux lèvres, je me remémore une période où je grimpais avec l’intégralité des doigts strappés...

Arrivé au pied du projet la fatigue m’accompagne toujours, je l’aperçois d’ailleurs également au bras de mon cher camarade. Ça promet. Bon, aujourd’hui c’est moi qui monte les paires. D’habitude j’adore ça monter les paires, j’aime cette sensation d’aller en premier dans la voie. Poser les paires c’est un peu comme à la montagne quelque part. Mis à part qu’ici je sais exactement lesquelles je vais rallonger et comment je vais les poser. Je sais aussi exactement combien il m’en faut et combien j’en accroche à gauche et à droite du baudrier. Je vous l’accorde, ce n’est pas tout à fait la montagne.

Je m’encorde et pars à l’attaque sous les dernières lueurs du jour. Il fait plus chaud que je ne le pensais, plus humide aussi. Les prises ont l’air plus petites que d’habitude, plus fuyantes. Bon, je sais très bien ce qui m’arrive, pas de quoi en faire un plat. Maintenant qu’on est là, autant y aller à fond. "Go big or go home" comme disent les ricains. Arrivé à la troisième dégaine, les hostilités débutent... SEC ! Bon tu voulais un truc dur tu l’as trouvé. C’est trop tard pour venir se plaindre. Alors on va commencer par brosser les deux petites crougnes que je vais devoir broyer pour atteindre la verticale plus haut et ensuite croiser sur la réglette suivante. Assez classe cette section, j’aime bien la fermeture du bras nécessaire pour envoyer loin la main gauche pendant que les pieds négocient avec des reliefs pour le moins récalcitrants.



Quand les prises ne se résument plus qu’à de maigres reliefs
Dessin : Lise Claudon


Après cette section s’ensuit une série de réglettes assez franches où un bon placement permet de s’en sortir sans trop d'efforts. Ma partie préférée.

Arrive alors le crux et sa dégaine de la mort. S’il n’est pas si difficile de la clipper dans l'enchaînement sous réserve de l’avoir rallongée, elle est plutôt compliquée à poser. SEC ! Bon tu sais comment faire, le pied droit ici, la relance main droite après... puis le joli croisement pour atterrir sur ce que j’appelle le plus petit pied du monde. Tu envoies alors une main gauche ici et si par miracle tu n’es pas pendu au bout de la corde tu as gagné le droit de clipper. Allez c’est parti. AAAAHHH ! C’est la chute. Bon je recommence... AAAHHHHH ! Bordel c’est vrai que c’est dur. Mais c’est beau il n’y a pas à tortiller.

Dans une subtile partition où force et équilibre dansent de concert, je réunis tout ce que j’ai de courage, d’obstination et de détermination pour me lancer. Hélas, quelques détails m’échappent encore dans cette chorégraphie qui se doit d’être millimétrée. Bordel ! Résultats des courses, je ne sais comment mais je me retrouve avec le majeur dans le point… Bon on se calme et on passe la dégaine tout en dégageant le doigt d’un mouvement sec. Un… deux… trois ! Hop c’est clippé ! SEC ! Je reprends mes esprits.



Toute la confiance est placée dans ce foutu plus petit pied du monde
Dessin : Lise Claudon


La suite est moins compliquée mais reste dure dans l'enchaînement car on arrive les bras complètement farcis. Un jeté tout de même vient clore ce feux d’artifice de finesse et d’équilibre.

J’atteins le relais. J’ai fait le taf. Place maintenant au collègue, viendront ensuite les essais. Le-dit collègue, il n’est pas vraiment fan de cette voie. Plus adepte des mouvements blocs aux grosses contractions musculaires, il renâcle devant les arquées et autres picots qu’il faut serrer du bout des ongles. Toujours est-il qu’il s’élance. Durant la montée il découvre quelques placements de pieds salvateurs et je sens dans la corde qu’il reprend confiance. Par contre, je suis sidéré de voir comment, malgré un gabarit similaire au mien, il s’évertue à employer des méthodes extravagantes. Le fait est que les sections qui me paraissent faciles lui posent problème et qu’il randonne là où je rase.

Place au premier essai. L’objectif est d’arriver jusqu’à la moitié de la voie… Bon je tombe à la troisième dégaine. Mais l’erreur est précieuse. J’ai compris ce qui clochait. Après la chute j’arrive à enchaîner jusqu’au crux. Là encore j’en profite pour régler quelques détails, le changement de pied est légèrement différent de ce que je pensais. Il y a plus simple. Par contre le jeté final reste aléatoire pour moi et je devine qu’il sera source de frustration lors des essais futurs.



Ce jeté sommital me donne du fil à retordre
Dessin : Lise Claudon


Au deuxième essai, la nuit s’est sérieusement installée à nos côtés. De plus, il commence à pleuvoir, l’ambiance s’assombrit quelque peu avec ces gouttes qui tapissent le mur de leurs ombres fugitives.

Je décide de m’élancer une fois de plus, davantage pour des-équiper que pour mettre un véritable essai. Je suis d’ailleurs toujours étonné quand, dû au léger dévers de la voie, il me pleut sur la trogne tandis que les prises restent sèches. Inutile de vous en dire plus sur cet essai. Pour faire court, le mot qui le résume le mieux est : moutarde.

Après ces quelques montées, nous échangeons pas mal sur ce foutu crux en traversée vers la droite. Que c’est dur ! Tandis que je croise les jambes lui fait un changement de pied. Et alors que je mise ma vie, celle de ma femme et de mes enfants imaginaires dans le plus petit pied du monde lui il monte la patte jusqu’à une réglette au niveau de la taille. Mouais, ça me plait moyen son truc.

Les discussions vont bon train sur le chemin du retour. Je persiste à l’idée que ma méthode est tout de même plus esthétique que la sienne mais il me rétorque le sourire aux lèvres qu’on verra bien qui clippera le relais en premier. C’est un coup bas ça, on sait bien tous les deux que pour nos derniers projets c’est toujours lui qui a croité en premier.



Les discussions s’animent autour du plus petit pied du monde
Dessin : Lise Claudon


Je ne vais pas me laisser abattre. Je dresse le bilan. J’ai largement la force à doigt et j’ai dégrossi le gros des méthodes. Un zeste de conti cependant ne me ferait pas de mal pour arriver lucide au jeté final.

Dans la camionnette nous nous surprenons même à discuter d’une voie encore plus dure dans un style totalement différent. Un truc abominable dans un toit qui requiert l’usage de muscles qui, je crois, n’ont encore jamais servi chez moi. Ce sera pour cet hiver.

Les étoiles s’invitent et la nuit n’en finit pas de prendre ses aises. Comment cela se fait-il d’ailleurs que le ciel se soit déjà dégagé alors qu’il pleuvait il y a à peine trente minutes ?

Toujours est-il que si nous allions à reculons en falaise, je dois admettre que je n’ai qu’une envie c’est de remettre le couvert. Y retourner pour mettre en pratique toutes les astuces découvertes ce soir. Y retourner pour chambrer mon binôme sur ses méthodes même s’il a la fâcheuse tendance à tout croiter avant moi. Y retourner car j’aime sentir les derniers rayons de soleil me réchauffer la nuque. Y retourner pour être aspiré dans le moment présent, quand le monde ne se résume plus qu’à quelques millimètres de grès.



Quand l’escalade suspend le temps
Dessin : Lise Claudon







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