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© Escalade Alsace
Yann Corby



Propos recueillis par David


Qui ne connaît pas Jean-Minh ?! La roc star mondiale des années 90 vient pourtant bien d’Alsace. Jean-Minh n’a pas atteint une telle renommée par hasard. Il était un grimpeur polyvalent qui ne se contentait pas de gravir des voies en 8c ; il faisait aussi du solo, il ouvrait des voies sur des parois sauvages et faisait même des compétitions. Disparu de la scène grimpante pendant de nombreuses années, il est aujourd’hui l’un des propriétaires des salles de bloc Hueco Zénith et Hueco City, localisées à Strasbourg. Un nouveau travail qui lui permet de renouer avec l'escalade ; sa passion qui, on l'espère, ne le quittera plus. Escalade-alsace.com a pris l’initiative de lui poser quelques questions. Une façon de revenir sur sa belle « carrière » et sur sa vision de la pratique de l’escalade.

Escalade-Alsace : Salut Jean-Minh, quel âge as-tu désormais?

JMTT : Tout d’abord bonjour David, et merci de m’avoir proposé cette interview. Je suis confus d’avoir été si long à donner suite, ça fait plus d’un an (de notre côté nous avons quelques mois de retard pour la mise en ligne...un partout donc ;-). J’avais donc un an de moins ! Je suis juste entre Loïc Fossard et Yann Corby : j’en suis rendu à 45 ans !

EA : Quelle est l'origine de ton nom de famille ?

JMTT : Je suis en partie vietnamien et en partie Welche.

EA : Quand et comment as tu commencé à grimper ?

JMTT : Très tôt dans les mirabelliers du quartier, et vers 13 ans lors de vacances alpines où mon père avait organisé un cours particulier avec un guide qui nous a appris à mettre une moulinette sur un arbre. Durant cette initiation nous n’avions entendu parler ni de chaussons, ni de dégaines...

EA : Où viviez vous à ce moment là toi et ta famille ?

JMTT : Mes parents étaient séparés et je vivais donc entre Strasbourg et Metz. Je fréquentais alors uniquement la falaise lorsque j'étais à Metz. Nous faisions des escapades du côté de Montois-la-montagne et de Berdorf.

EA : Que font/faisaient tes parents ?

JMTT : Mon père était ingénieur à la ville, mais son dada était plutôt la méditation. Ma mère occupait un poste administratif dans l’éducation. Ni l’un ni l’autre n’était sportif.

EA : Ont-ils encouragé ta dévotion à l'escalade ? De quelle manière ?

JMTT : Je crois qu’ils n’ont jamais bien compris ce qui me faisait grimper et n'ont pu que peu m’accompagner dans cette facette de ma vie. Mais ils ont sûrement fait bien plus en ne s'opposant pas à mon choix de laisser de côté les impératifs professionnels.

EA : Te souviens tu de ce moment où tu as décidé de ne faire que grimper ?

JMTT : Ça s’est passé durant l'été 1997. J’étais professeur des écoles stagiaire, et je n’obtenais pas d’aval pour un mi-temps ou une disponibilité en début de carrière. J’ai décidé de lâcher l’affaire et ai démissionné de l’Education Nationale. Ça m’a permis de continuer à grimper et à voyager, mais avec le recul finalement, ça n’a pas transcendé mon niveau.

EA : A ce moment là comment vivais tu ?

JMTT : J’avais trouvé un équilibre entre petit sponsoring, quelques piges, et temps partiels en travaux acrobatiques. Le tout cumulé me permettait de gagner à peu près un smic. Puisque la plupart du temps je dormais dans ma voiture ou chez des amis, cela me suffisait amplement.



Jean-Minh dans Wisdom of body 8a+ sur coinceurs - 1ère répétition de cette voie de W. Güllich, Mt Arapiles, Australie [Photo : Yann Corby]
Sponsors de l'époque : Petzl - Béal - Boréal - Dippers


EA : Qu’est ce que représentait l’escalade pour toi ? Qu’est ce qu’elle te permettait dans la vie ? Qu’est ce qu’elle te procurait ?

JMTT : Je fais partie de la génération qui a été influencée par Patrick Edlinger, Patrick Berhault ainsi que par les voyages des anglais Jerry Moffat et Ben Moon. Ma sensibilité à l'escalade a beaucoup évolué grâce à des voyages initiatiques qui m'ont ouvert à d'autres facettes de la pratique. Comme de nombreux autres grimpeurs, il faut bien reconnaître que toute ma vie tournaient complètement autour de l’escalade. Ce qui n'est pas du tout réducteur puisque la grimpe est extrêmement riche.



1993, Australie Juillet - août, deux mois à dormir dans la Toyota Camry (pot de Vegemite jamais loin), une vraie douche par mois, pas plus [Photos : Yann Corby, JMTT]


EA : Tu as fait de nombreuses voies en solo, notamment en Australie. Que recherchais tu dans cette pratique ? Quels ont été tes solos les plus mémorables ?

JMTT : Le solo reste avant tout un moment de liberté et de concentration totale. Son inconvénient (le danger) ne doit pas masquer son plus gros avantage : une facilité de progression dans les voies naturelles.
Effectivement, à Arapiles, j’ai passé un bon nombre de matinées à aller faire des grandes voies en solo avant de rejoindre Yann (Corby ndlr.) pour le petit déjeuner. Tout bonnement c’était l’occasion en une heure de faire des voies magnifiques de 100/150m non équipées, qui auraient pris la journée sinon. A un niveau plus dur, j’ai été jusque 7B à vue en solo. Mais ça restait très « safe », car en montant je veillais à être certain de pouvoir « désescalader » chaque mouvement.
Je conçois bien que le solo n’est pas fait pour tout le monde, mais il n’est pas si dangereux qu’on veut bien le faire croire. J’ai eu l’occasion de prendre nettement plus de risques dans certaines situations encordées.

EA : Comment ton entourage appréhendait-il tes sorties en solos ? Je pense notamment à ta compagne ou encore à tes compagnons de voyages.

JMTT : Ça, ma foi, tu peux le demander à Yann dans une prochaine interview par exemple.



Lecture du topo tous les matins, puis 120m de solo dans la foulée - ici Bard, Mont Arapiles - Australie [Photos : Yann Corby]


EA : Tu dis avoir pris plus de risque dans certaines voies encordées que lors de solos. Tu penses à une expérience particulièrement stressante pour toi ?

JMTT : Un peu hors sujet, mais ça me fais penser à un point peut-être particulier : passer en esprit engagement selon la nécessité. Par exemple en cas de point trop dur à clipper dans un essai à vue, je continuais souvent au suivant. Prévoir de sauter un point en travail de voie est assez courant, mais peu de grimpeurs vont vraiment jusqu’à la chute à vue.
Sinon pour revenir à ta question, mon plus gros stress encordé a clairement été l’ouverture de « El Mundo Perdido »* au Venezuela. Après plusieurs jours en paroi, il était très difficile de se motiver à partir en tête ouvrir des longueurs déversantes sur protections naturelles sans savoir si le rocher à venir serait grimpable et protégeable, et sans possibilités raisonnables de repli car les longueurs précédentes comportaient de gros surplombs et d’importantes traversées.
On a partagé cette charge psychologique avec mon partenaire Toni Arbones, en grimpant en réversible. Etre encordé à la bonne personne peut tout changer dans ce type d’occasion.

* Pour bien saisir les enjeux de cette ascension, il est nécessaire de lire l'article écrit par Jean Minh en cliquant ICI.



Toni Arbones dans El Mundo Perdido [Photos : Jean-Minh Trinh-Thieu]


EA : Beaucoup connaissent d’ailleurs cette célèbre vidéo de toi dans Gaïa E8 6c, sur le gritstone anglais, tirée du célèbre film HardGrit. Tu y prends une sacrée chute ! Tu peux nous raconter ?

C'était une journée vraiment exceptionnelle. Je vais essayer de la résumer.
Je prends l'avion puis le train au mois de novembre pour arriver au milieu de la nuit devant la porte de Malcolm Smith (second ascensionniste de Hubble 8c+ à Raven Tor dans le Peak District ndlr.) : il n’y a personne !
Je vais donc toquer à 7h du matin chez les voisins. A Sheffield, il y a des grimpeurs partout ! Seb Grieve m’ouvre et me dit que Malcolm est parti en Ecosse mais qu’il peut m’emmener grimper avec lui aujourd’hui. «Attention, c’est sur Gritstone, ce n’est pas équipé ! J’essaye un projet, mais personne n’a le droit d’aller dedans !» me dit-il.
On se retrouve donc à BlackRock et on passe une superbe matinée à s’échauffer en solo puisque rien n'est équipé. Puis Seb met une moulinette dans son projet et moi j’en place une pour essayer Gaïa.
C’est le grand jour pour Sebastian; il se sent bien dans les mouvements et décide de faire un essai en tête. La tension est à son comble mais il réussit et signe un des premier E9 sur Gritstone de l’histoire anglaise. Dans l’euphorie et ayant réussi à enchainer Gaïa en moulinette, je tire la corde et me lance dans un essai en tête. Déconcentration et méthodes approximatives me font décrocher là où personne «n’a le droit de tomber», d'après la tradition! J'ai alors la chance d'avoir un assureur au top qui réussi à ravaler une partie du mou durant le vol et me sauve du sol qui était normalement ma punition.
Par hasard, Richie (le troisième larron venu avec nous) avait rallumé sa caméra pour me filmer, alors qu’il l'avait surtout emmenée pour filmer la première de Meshuga. Voilà comment je suis devenu «le gars qui tombe»….
J'ai atterri à l’hôpital pour quelques points de suture avant de finir au pub avec une trentaine de grimpeurs de Sheffield.
Ce jour là, une belle page de l’histoire du Gritstone a été écrite par le bonhomme qui, accessoirement, m’a empêché de finir par terre.



EA : Dans les années 90, tu as pris part aux entrainements organisés par Yann Corby, aux côtés de Thomas Leleu notamment. En quoi consistaient ces sessions et que t’ont-elles amené ?

JMTT : Tu peux aussi mettre Loïc (Fossard ndlr.) dans la team pour être plus complet. Avec le recul, je dirais qu’elles nous ont clairement apporté une base physique que l'on utilise encore allègrement maintenant. Toutefois, l’essentiel n’est pas là puisque de tout temps, de nombreux grimpeurs se sont entraîné fort. Ce qui nous a transcendé et a fait exploser notre niveau, c’est la lecture des magazines ainsi que la confrontation avec des voies dures, le tout dans une dynamique commune.

EA : Cette période correspond-elle à tes meilleures performances en escalade ?

JMTT : Ma période de performance de pointe sur rocher s'est étalée de 95 à 97.
À ce moment, j’avais 8 ans de retard sur le top-niveau mondial. Wolfgang Güllich avait sorti le premier 8c confirmé en 1987, et moi j'enchaînais mon premier en 1995. À vue, je faisais 8a+ maximum ; à peu près le même écart temporel avec le top niveau mondial à vue.
Outre l’entraînement, cette période a été celle où j’ai essayé autant que possible, tout ce qui existait de plus dur dans le monde.

EA : Comme Sébastien Hémery, as tu compté le nombre de voies dans le huitième degré que tu as réalisées ?

JMTT : J’ai perdu le compte, mais vers la fin des années 90, je devais en avoir enchainé environ 200. Ce qui n’avait probablement pas tant d’équivalent dans le monde. Tout simplement parce qu’il n’y en avait juste pas énormément qui existaient et qu’il fallait avoir beaucoup bourlingué et en avoir fait dans des styles ou des conditions exotiques pour arriver au compte. On était au 9a confirmé à ce moment ; c’est comme si aujourd’hui on comptait les 8b+ chez les meilleurs grimpeurs. Je ne sais pas où en est Sébastien aujourd'hui. C’est en tout cas un challenge qui demande plus d’ouverture d’esprit qu’on peut l’imaginer au premier abord, car il faut une belle variété de compétences pour aller si loin.

EA : En 1995, tu réalises Burn for you 8c, dans le Frankenjura. Tu te souviens de ce voyage et de cette voie ?

JMTT : Un moment hors du temps. J'avais essayé la voie sans succès durant l’été. Puis je me suis entrainé intensément pendant une période avant de faire deux voies marquantes : l’Art (que j'avais annoncée à 8c) à Gueberschwhir et Maginot Line (Le Plafond) 8c, à Volx.
La première était plutôt un gros morceau mais la seconde était tombée dans le weekend !
C'est donc sur un coup tête que l'on s'est motivé avec Sébastien Hémery pour monter d’Aix en Provence jusqu’au Frankenjura lors d'un week-end d’automne. Un total de 2500 kilomètres tout de même...
Ce qui s'est avéré concluant pour moi ! J’ai d'ailleurs enchainé la voie juste avant une averse qui mouillait le crux une heure plus tard...
Comme quoi il faut parfois oser !



Jean-Minh devient le premier français à faire 8c sur le sol allemand avec Burn for you [Photo : Yann Corby]


EA : C'est en effet qu'à cette période tu signes la première ascension de l'Art à Gueberschwihr et donc celle du premier 8c d'Alsace. Qu'est ce que t'a coûté cette ascension en termes d'entraînements ?

JMTT : Comme je le disais, l’Art a été quelque chose pour moi. C'était une voie totalement en dehors de mon style.
Pour l'enchainer je suis passé par une période d'entrainements intense à bras sur poutre. C’est loin mais je dirais que je faisais par semaine peut-être 20h de poutre et 50 longueurs de cordes en jonglant avec un bon nombre de partenaires.

EA : Depuis, cette voie a été décotée à 8b. Erreur d'appréciation ou l'itinéraire original n'est-il plus respecté ?

JMTT : Je crois que l’itinéraire est le même. En tout cas je n’ai pas eu d’échos à ce sujet. Mais le crux est clairement morpho et comme il n’y a pas grand-chose à part le crux…. J’ai côté pour moi et mon gabarit. Ayant fait Maginot Line le même mois, ça me semblait correct. Erreur donc ! D’autant plus flagrante que maintenant les compétences en bloc se sont développées chez beaucoup de grimpeurs et qu’ils sont plus nombreux à être taillés pour cette voie.



Jean-Minh libère l'Art à Gueberschwihr [Photo : Yann Corby]


EA : As tu réalisé d’autres 8c ?

JMTT : Les Spécialistes direct au Verdon, MaginotLine aka « Le plafond » à Volx et quelques 8b+ qui sont peut-être de nouveau remontés avec le temps : « Le Must » au Verdon (actuellement 8b dans le topo des gorges du Verdon, Grimper 158H), « Le sens de la Vie » au Goudes (actuellement 8b+ dans le topo des calanques).

EA : Il est vrai que tu as résidé à Aix-en-Provence durant un temps ; était-ce dans le but de grimper sur les falaises du sud ?

JMTT : Pour mes parents, c’était pour poursuivre mes études. Mais la raison avérée était clairement d’écumer tout ce qui se grimpait sous Lyon !

EA : A Buoux, on sait que tu as gravi La chiquette du Graal 8b+. Que représentait la voie pour toi ?

JMTT : Il doit encore y avoir un magazine avec une interview sur le sujet. J'ai adoré un jour voir Marc Le Menestrel grimper dans la voie qui était alors un projet. En grimpant dans la Chiquette, j'entrais dans l'univers insolite des gens qui font rêver... Ce qui peut paraître sacrément mégalo ! Sur la vire de la Chiquette tu peux être assis et contempler l'essai d'un grimpeur 150m en face, et vice-versa. C'est toujours beau à voir sur ce rocher lisse à trous qui force les mouvements amples.



Jean-Minh dans la Chiquette à Buoux > assuré par son voisin qui a eu bien du mal à monter jusqu'à la vire... [Photos : Yann Corby]


EA : As tu gravi d’autres voies marquantes à Buoux?

JMTT : Oui quasiment toutes les classiques à ma portée : J’irais cracher sur vos tombes 7c+, Requiem 8a, Rêve de papillon 8a, Choucas 8a+, TabouZizi 8b, La rose et le vampire 8b et sa suite La Rage de Vivre 8b+... et certainement 90 % des voies en dessous de 8a, pour la plupart à vue. C’est ma falaise fétiche !



Lettre envoyée à Didier Amet, président de Roc Extrême, club où Jean-Minh était licencié


EA : Tiens tu ton carnet de croix à jour ? A part le nom des voies et leurs cotations, qu’y trouve t on ? Que n’y trouve t on pas ? Pourquoi ?

JMTT : Oui et il existe encore ; un héritage de mes mentors de jeunesse ! Il est plutôt impersonnel en fait : c'est juste une liste de noms de voie, de sites d’escalade et de dates. Je n’ai pas pu basculer sur une version plus poétique car j’ai toujours aimé enchaîner de grosses journées, avec souvent une dizaines de voies à noter quotidiennement.

EA : Tu as été très médiatisé durant une période, c’était une volonté de ta part ?

JMTT : Ça s’est un peu fait au hasard et ça a coïncidé avec les premières publications des photos de Yann Corby.
Il y a ensuite eu clairement la volonté de réorienter un peu la presse de l'escalade qui médiatisait la taille de prise et la compétition... A notre échelle, on tentait de médiatiser ce qui se passait réellement en falaise.
Heureusement je constate avec mon retour dans l'activité que l’escalade s’est ré-équilibrée entre le bloc, la falaise, le plastique et les grandes voies, le Trad...etc.
Ce qui n'était pas gagné vers 1995... Les compétiteurs faisaient des couvertures dans des voies qu’ils n’avaient pas faites voire même où ils n'avaient même pas compris les mouvements ! Certains pouvaient aller jusqu'à la taille de prises selon leur niveau de forme et leurs points forts...
J’ai toujours su qu’à l’échelle mondiale je n’étais qu’un « second couteau ». Ce qui n’empêchait pas du tout la médiatisation des ascensions. C’est d’ailleurs ce que fait escalade-alsace.com dans ses news. Il s'agit de la réalité et cela témoigne de la vivacité de la grimpe aussi hors d’une poignée d'élites.



Jean-Minh en Couverture des mags australien, anglais et français [1994 - 1995 - 1996 - Photos : Yann Corby]


EA : Puisque ton niveau de performance en termes de difficulté n'égalait pas celui des meilleurs mondiaux de l'époque qu'est ce qui a permis ta médiatisation finalement ? Sur quoi as-tu bâti ta renommée?

JMTT : Dans les dents...! Tout ça est notamment lié à la photographie de Yann Corby et aux articles sur les falaises du globe que j’ai pu écrire.
Ceci mis à part, j'ai pu côtoyer une très grande quantité de grimpeurs durant cette dizaine d'années : en Europe comme ailleurs. Je crois que ces derniers n'ont pas vu en moi quelqu'un de connu mais juste un gars qui grimpait tout le temps et en se donnant complètement. A la différence de la plupart des cadors de cette époque, ils m’ont vu faire beaucoup de choses avec un côté stakhanoviste qui était peut-être exceptionnel même si je ne grimpais pas aussi fort que d'autres.
Quand un cador faisait une performance à la journée et repartait heureux, je continuais a essayer des voies en continu jusqu’à la nuit. Quand un grimpeur faisait une voie dure sur une falaise à proximité de chez lui, moi je la faisais à l’étranger et en voyage.
De manière générale, à l'inverse de pas mal de gens, je ne me cantonnais pas à mon style de prédilection. J'étais même présent en compétition où, deux années consécutives, j'avais pris la 4ème place aux championnat de France en m’immiscant parmi le quarté Legrand, Tribou, et les frères Petit (Arnaud et François) qui régnaient sur les coupes du monde. J’étais toujours présent !
C'est cette pratique plurielle qui a fait ma médiatisation je pense. Et, en tous cas, c’est ce qui m’a animé.
A l'origine de mon inspiration il y a eu plusieurs grimpeurs dans leurs œuvres : Jerry Moffat dans son raid à vue sur le Verdon en 1983, Patrick Edlinger dans sa première tournée au Etats-Unis, Yuji Hirayama avec son ascension des Spécialistes à 18 ans avant que les murs d’escalades n’existent, Wolgang Gullich faisant la première de Punks in the Gym, 8b+ en Australie.



Tout autant que la difficulté des voies qu'il enchainait, la quantité et le peu de repos impressionnaient toujours [Ici On the Edge en 1994 - 3 jours de repos en un mois -]


EA : En parlant d'élites mais à un niveau local, y avait-il une compétition assumée entre les grimpeurs du cru ? Je pense notamment à toi et Loïc (Fossard ndlr.). En témoigne ce bras de fer croqué dans ce dessin de Laurent Hantz et paru dans un numéro de Roc Express.

JMTT : Non, c’est un mythe ! A l'adolescence, on a fait nos vacances ensembles. On découvrait la falaise parfois avec mes parents, parfois avec les siens. On se doit mutuellement nos plus gros « flash » de cette période. Chaque fois que l’un essayait une voie à vue, même dans des cotations nettement trop hautes, il préparait les méthodes pour flasher l’autre. Dans les voies après travail en Alsace nos visions ont divergé. C’est Loïc qui a fait la plupart des ascensions des projets équipés par Armand Baudry et a développé les combinaisons au Kronthal. Un jeu auquel j’ai très peu participé.

EA : Il semble que ta spécialité à toi n'était pas la force (tout est relatif...) mais plutôt la résistance et l'engagement. Cela t'a-t-il desservi dans les voies des Vosges du Nord ?

JMTT : Oui clairement ! Mais ça ne m’a pas tracassé plus que ça étant donné que ça n'était pas en Alsace que se jouait l’histoire de l’escalade, au risque de vexer certains défenseurs du localisme et d'une certaine histoire. Dans les eighties, c’était au Verdon et à Buoux, dans les nineties peut-être à Ceüse, Siurana, dans les années 2000 en deep water à Majorque et maintenant... à Flatanger ? En tout cas, pas tant chez nous…

EA : Tu as souvenir de voies que tu as du abandonner à cause de ça ?

JMTT : Il y en a tant ! A l’époque ou c’était en projet il y a eu par exemples :
- Morpho Choisie 8b au Windstein
- la Voie Révée des Anges 8b+ au Langenfels
- la directe de Clair de Lune 8a à la Martinswand
- Tête de Gilette 8a au Kronthal
- Opérette Horizontale 8a+ au Kronthal également.
Des voies qui m'ont toujours été totalement inaccessibles. On a tous une liste sans fin de voies impossibles pour nous et faisables pour d’autres !

EA : Il y a une autre voie, très connue que tu as pu travailler et que tu n'as malheureusement pas pu réaliser : il s'agit de Broadway, une variante de sortie de la fameuse Rambla d'Alex Huber n'est-ce-pas ? Peux-tu nous expliquer en quoi consiste l'itinéraire par rapport à l'original et à quel point tu t'es investi dans la voie, puis ce qui a « coincé » pour son enchainement?

JMTT : Non ce n'est pas Broadway (variante à gauche), c'est une variante à droite qui n'a pas été faite à ma connaissance. Elle quittait la Rambla vers 35m, juste au niveau du crux, après la section 8c, et bifurquait à droite dans ce qui est maintenant la fin de Estado Critico 9a.
À la décharge des suivants, la ligne était malaisée en terme de tirage de corde. Je grimpais en simple sur un rappel de 9mm pour alléger et fluidifier l'ascension. Et pour faire la section finale sans tirage, à un semi-repos juste en dessous, je tirais une dizaine de mètres de mou et faisait un faux noeuds à une main dans le mousqueton de la dégaine pour que la corde ne redescende pas. Tout un poème, et de sacrées ratasses, mais il y a bien de la place pour voler dans cette face !
J'essayais ce projet et non la Rambla, car à ce moment, ça me semblait être la ligne la plus facile pour aller du sol jusqu'au sommet sans relais suspendu ou autre finish inélégant sur cette impressionnante face d'El Pati. J'ai du passer environ 60 jours de travail et d'essais dans la voie, répartis sur 2 ans. J'ai été très proche de l'enchainement et j'ai chuté une dizaine de fois au-delà du dernier point que je clippais avant le plateau...
Mais échec quand même. Juste un peu trop dur, faut croire.

EA : Tu as vu émerger, parmi d'autres, Pierre Bollinger. Comment sa venue sur la scène locale s'est-elle fait ressentir ?

JMTT : Pierre s'est affirmé à travers ses préférences en termes de styles. Par exemple avec le développement du bloc dur à Gueberschwihr. D'ailleurs il devait s’y sentir un peu seul par moment, car peu de grimpeurs faisaient du bloc ailleurs qu'à Fontainebleau.
Mais il s'est surtout révélé en s'orientant vers des voies très dures, impliquant un travail très précis et une détermination hors norme. Une façon de faire très alsacienne qu'il a appliquée en dehors de sa région natale et avec brio.

EA : Cela a t il coïncidé avec ton arrêt de l'escalade ?

JMTT : À peu près oui.

EA : Simple coïncidence ou l'arrivée de la « nouvelle garde » a-t-elle provoquée cette décision ?

JMTT : Tu cherches à trouver des causes aux effets constatés ! Il faudrait une psychanalyse pour vérifier. D'emblée je dirais que non, que j’avais tout simplement envie d’autre chose. Si la compétition ne m'a jamais intéressé, côtoyer des acteurs à la pointe de l'activité m'a toujours semblé essentiel à sa compréhension.
Donc j'ai fréquenté pas mal d'autres grimpeurs forts : certains plus âgés et d'autres plus jeunes ! Qu’il y en ait eu en Alsace fait parti de cette intéressante variété. Après, chaque génération vient remplacer partiellement la précédente, même si ce n’est pas vraiment des nouvelles-gardes identifiables en escalade comme on peut durer longtemps dans l’activité, contrairement à certains sport.
J’ai passé 12 ans à ne jamais m’interrompre de grimper plus de 5 jours de suite (mon carnet de croix en témoigne). Sur le tard, c’est même devenu pire car je ne suis pas naturellement très fort et qu’il m’a toujours fallu d’énormes quantités d’escalade et d'entraînement pour être performant. Partant de ce constat, j’ai décidé un jour d’essayer d’autres choses, voilà tout.

EA : Qu’as-tu fait pendant cette période ?

JMTT : J'ai commencé par travailler de façon plus régulière. J'ai aussi construit un loft pour notre famille. De manière générale, j'ai tout simplement fait d’autres choses à fond. Ce qui était impossible quand je grimpais.

EA : Tu as trouvé des activités qui t’ont autant captivé que l’escalade ?

JMTT : Grâce aux moniteurs de l’ASCPA, j’ai découvert le kayak et durant une dizaine d’années, on a sillonné une belle partie des rivières acrobatiques européennes (Kayaktrip.fr). On a même eu l’occasion de faire une première sur le Torrent des Glaciers mais aussi de pagayer plus loin : au Costa-Rica ou encore en Nouvelle-Zélande. Le kayak de haute-rivière m'a fait découvrir la cohésion et l'efficacité de groupe. Une chose que l’on ne connaît pas trop en escalade, hormis parfois sur des cordées de montagne avec une équipe équilibrée.
Depuis une dizaine d’année, mon loisir principal est le VTT pour lequel les Vosges sont un excellent terrain de jeu. J’ai eu l’occasion de faire des raids itinérants, d'être finisher de quelques Transvésubiennes : un événement fondateur dans le VTT « culotté ». Cette année, j'ai également bouclé un Raid des Terres Noires à bonne cadence avec mon « singlespeed » tout-rigide, avant de vivre en groupe la réussite d’un Everesting : 8848m de dénivelé positif enchaîné en boucle sur 24h. Le premier des Vosges !



Comme en escalade Jean-Minh engage en kayak ou en VTT [Maruia falls - Plaine morte]


EA : Aujourd’hui, de quelle façon pratiques tu la varappe ?

JMTT : Principalement en indoor, car mon travail ne me laisse que peu de temps libre et rarement quand ça m’arrange... Néanmoins la pratique du bloc en salle est franchement fun ! Ces séances d’escalade nécessaires à mon boulot sont donc loin d’être une souffrance.

EA : L’escalade a-t-elle changé depuis que tu as commencé à la pratiquer ? Dans quel sens ?

JMTT : Oui beaucoup. Je dirais qu’elle s’est enrichie. Dans le sens où l'on grimpe aujourd'hui de beaucoup de façons différentes. Je trouve qu’on voit quand même pas mal de grimpeurs qui n’hésitent pas à passer d'une spécialité à l’autre. Je vois d’ailleurs la même chose dans le VTT. Catégoriser la pratique de quelqu’un devient de moins en moins censé, c’est souvent très provisoire et finalement presque chaque fois incomplet, incorrect. C’est une très bonne évolution.

EA : Tu es fondateur de la première salle de bloc strasbourgeoise, Hueco. Le projet est-il un aboutissement de ta vie de grimpeur ? Pourquoi ?

JMTT : Au risque de surprendre : non pas du tout. Je ne rêvais pas de cela. A présent, c’est devenu le centre de mes activités, mais je le vois tout bonnement comme une conjonction efficace et agréable entre mes aptitudes et le besoin de travailler qu’on a presque tous sur terre. En tout cas au moins durant une partie de notre vie !



Jean-Minh et Murielle à Hueco City [Photos : David Hollinger]


EA : En quoi l’état d’esprit des grimpeurs qui fréquentent Hueco par exemple, peut-il être différent du tien; celui que tu avais à tes débuts en escalade ?

JMTT : Je crois que ce qui était le propre de ma génération et de celle d’avant est que l’on était sinon des pionniers, au moins dans un état d’esprit principalement exploratoire. De fait on avait peu de conseils et de structures disponibles pour progresser. Cela a peut-être eu pour effet de permettre à des personnes d’aller loin rien qu'à la force de l’esprit. Actuellement, je vois que les grimpeurs doivent se motiver autrement, ce qui change beaucoup de choses dans l’entrain et la perspective au long terme que l’on peut avoir de la pratique. Ce n'est pas évident de passer rapidement les premiers niveaux et d'avoir assez vite un palier de stagnation ensuite. Surtout lorsqu'on se rend compte de la difficulté de ce qui existe déjà .

EA : Au Brotsch, en tant que premier ascensionniste, il y a une voie à laquelle tu as donné un nom différent de celui que lui a attribué son ouvreur. Il s'agit de Blanc d'essai, renommée Traces blanches par Armand Baudry. L'histoire française de l'escalade sportive voulant que l'équipeur nomme son œuvre, que s'est-il passé pour cette voie ?

JMTT : Il faudra encore qu’on m’explique pourquoi certaines voies ont pu être rebaptisées et d'autres non... Je n’ai jamais eu la réponse à cette question. C’est dommage pour « Blanc d’essai » car l’inspiration était plutôt bonne ce jour là. Baptiser une voie reste une belle opportunité et pour certains, cela peut motiver à l'équipement.

EA : Changeons de registre : te souviens tu de ton premier 7a?

JMTT : Clairement, ce fût « Cryptospit » au Windstein en 1990. Les cadors de Roc Extrême soutenaient que si ça devait être un premier, autant que cela en soit un sérieux. Et le premier 7a à vue a suivi la même année avec « Ardéchoise Quality » à Mazet en Ardèche.

EA : Et de ton premier 8a?...

JMTT : Ce fut sur la face Ouest de Buoux avec le « Cauchemar de l’Elephant », en 91.



Le carnet de croix de Jean-Minh, ses premiers 8a.


EA : Et ta plus belle voie alsacienne ?

JMTT : « Le Suppplice du Pal » 6c au Windstein !

EA : Quelle restera ta plus belle performance en escalade à tes yeux ? Celle dont tu es le plus heureux ?

JMTT : Les voyages baroudeurs, et la fierté des pierres que j’ai eu le privilèges d'apporter à mon passage. En Australie, équiper et faire la première ascension d’une voie comme l’inconscience tranquille 8a+, est un aboutissement que je souhaite à tout grimpeur. De même au Canada avec Globetrotters 8b et Dynosaure Highway 8b+* que j'ai toutes deux équipées et dont j'ai fait les premières ascensions lors d'un court séjour. Tout comme Salvaje 8a , presque une cinécure après cinq jours en portaledge pour ouvrir El Mundo Perdido au Venezuela. Mais encore en Suède où j'ai pu faire des premières ascensions de projets déjà équipés comme WildInvasion (le premier 8b de Suède) et enfin en République Tchèque avec des voies comme Kante Philosophy 8a+.
* L'article concernant ce voyage est à lire ICI.



Jean-Minh libère l'inconscience tranquille 8a+ - voie équipée au tamponoir, spits de 8, boulons achetés à la quincaillerie de Natimuk [Photo : Yann Corby]


EA : Y a t il encore des projets en extérieur susceptibles de t’intéresser ? De vieux démons à envoyer au tapis ?

JMTT : Mes vieux démons, je ne risque plus de les réussir maintenant que je suis si loin de mon niveau de performance.

EA : Un rêve que tu voudrais réaliser ?

JMTT : Mes rêves ont toujours été dans l’aventure sportive plus que le sport lui-même. Je ne sais pas encore quel aspect aura mon prochain projet, mais dès que le boulot m’en laissera l’occasion, il prendra forme ! Ah si j’ai une idée un peu folle en ce moment : parcourir tous les sites du topo des Vosges du Nord avec jonction à VTT en emmenant chaussons et magnésie pour faire une voie en solo (voyage léger oblige) sur chaque site. Si quelqu’un veut m’accompagner ?


Merci beaucoup Jean-Minh pour le temps que tu as accordé à escalade-alsace.com. On te souhaite une très bonne continuation et une franche réussite pour les années à venir !







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