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Chronique québécoise par Jean-Pierre Banville



Les lames de rasoirs!

Une plaie, trouver des lames de rasoir.

Vous allez me dire qu’on en trouve partout, des lames. Surtout que j’utilise d’antiques Trac II sans bande glissante, un modèle qui existe depuis au moins quarante ans. Et c’est pour cette raison qu’il est difficile d’en trouver… à bas prix!

Car, avouez avec moi : c’est pas normal de payer $12,99 pour 10 lames d’une technologie présocratique. Le coût du moule de ces lames, l’extrusion, doit être amorti depuis pas mal longtemps. Alors pourquoi il n’y a quasi jamais de rabais?

C’est pourquoi je cours les pharmacies dans l’espoir de trouver une vente. Et il y en a des pharmacies dans mon patelin. Une à tous les coins de rue… et des grosses… pas des petits comptoirs insignifiants mais de grandes surfaces avec plusieurs rangées de nourriture et de petits pots de crème de beauté.

Et on y fait la queue à la caisse. Le plus souvent, je suis le plus jeune de la file et le seul mâle qui ne porte pas une casquette en laine, signe d’une sagesse évidente consacrée par les années. Tous les vieux, ici, portent ce genre de couvre-chef tellement qu’on sait qu’il faut ralentir quand on aperçoit la casquette sur la tête du conducteur qui nous précède!

C’est pour dire que la population vieillit!

Ce sera l’anniversaire de mon fils dans deux semaines ce qui ne me rajeunit pas du tout attendu que je l’ai eu sur le très tard. Tout le monde vieillit… les grimpeurs aussi.

Ces derniers jours, j’ai reçu des courriels de grimpeurs qui souffrent de l’usure du temps. Leur corps  les abandonne : qui un coude, qui un poignet, qui un genou, qui une colonne, qui une cheville, qui un bassin. Certains vont jusqu’à cumuler l’outrage des ans où de veilles blessures viennent s’ajouter à la détérioration normale de nos physiques d’Apollon.

Personne n’arrivera à la tombe en santé…

Les grimpeurs sont d’étranges créatures. Ils ne portent pas de casquettes en laine mais ils ont la prétention de pouvoir grimper jusque dans leur cercueil. Ce sont d’éternels adolescents qui veulent presser le citron jusqu’à la dernière goutte et refusent le travail de Chronos. Ils seront jeunes jusqu’à la fin et peu importe ce que leur reflète le miroir.

Et je suis le premier à me lancer la pierre mais comme elle est allée frapper le miroir et l’a fracassé, je suis serein pour encore quelques mois.

Le pire dans tout ça, c’est la blessure psychologique causée par ces handicaps, par l’arrêt forcé, par la diminution des capacités. Il y a la chirurgie, la réadaptation, le lent retour à la mobilité, la réalisation qu’on n’atteindra plus jamais le niveau antérieur.

Et c’est cette blessure qui est la pire de toutes!

Savoir, en son fort intérieur, que la seule pente qui nous reste, c’est celle, glissante, vers le port de la casquette de laine et les longues soirées à raconter pour la xième fois l’ascension de cette paroi, toujours plus abrupte et plus dénudée de prises à force de répétitions.

Savoir que le meilleur est derrière nous et que ce qui nous reste, ce sont les souvenirs. Et qu’ils sont fragiles, ces souvenirs! Encore plus fragiles car, plus le temps passe, et moins il y a de personnes autour de nous pour en comprendre le sens véritable.

Savoir que notre passion demeure mais que notre corps ne suit plus et qu’il faut, à moyen terme,  quitter ces lieux qui nous rendent heureux pour finalement entrer dans une normalité qui nous diminue, qui nous prive de ce qui fait notre différence profonde. Notre individualité.

Je crois que la blessure psychologique est bien pire que la blessure physique!

On peut retrouver des activités passionnantes, on peut réorienter sa vie… mais le mal est fait, une mince fracture s’est créée dans notre armure et elle n’aura de cesse de nous torturer.

’’ Je pouvais faire cette voie’’. ’’ Je pouvais aller sur cette falaise’’. ’’ A mon meilleur, je le faisais, moi, 7c’’. ’’ J’ai pris un temps d’arrêt pour guérir mes blessures’’.

Et la fin arrive quand on annonce à son entourage :

’’Je vais aller faire un promenade, voir les grimpeurs sur la falaise école’’.

La première lacération tue notre illusion d’éternité! Puis on ne cesse de vieillir.

Ai-je un remède, une solution?

Non, pas réellement. Sinon de surveiller les ventes de casquettes de laine.

Tout le monde vieillit, moi le premier : ma vie s’est dépensée en quelques sports et comme tout le monde un peu actif, mes articulations ont bien vingt ans de plus que mon âge réel. J’ai été chanceux de ne jamais me blesser gravement. Mais je suis assez lucide pour savoir que le meilleur est derrière moi et que si je veux profiter des falaises du monde, je devrai modifier ma pratique.

Et élargir mes horizons… tout le monde devrait élargir ses horizons car si notre corps se désintègre sous les coups de boutoir du rocher, il reste que notre esprit peut demeurer vigilant et nous fournir quelques défis de taille.

Mais je n’en suis pas encore là!

Il me reste bien quelques bonnes années… quelques belles voies à équiper… quelques pays à visiter… L’esprit humain possède une faculté incroyable d’autohypnose : on arrive à se faire croire n’importe quoi si on s’en donne la peine!

J’en suis la preuve vivante.

Reste à me trouver ces satanés lames de rasoir avant mon départ, vendredi midi.

Vous allez me dire qu’à Londres il devrait bien y avoir des gens qui se rasent!

Sans doute et on m’a aussi parlé de boutiques de chapeaux qui vendraient des casquettes de laine à la Sherlock Holmes, des ’’deerstalkers’’! Avec un peu de

chance, je pourrais en acheter un à bon prix…


Pour vos vieux jours :




JPB






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