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© Escalade Alsace
Yann Corby




Nouvelle : Antoine Reaud

Ce matin, nous surprenons quelques nuages somnolents qui terminent leurs nuits au creux des gorges. Avec l’aube, les premiers rayons de soleil vont gentiment les pousser vers le Lac de Sainte-Croix. Pour deux grimpeurs téméraires cependant, pas le temps de niaiser devant pareil spectacle, direction le fond des gorges et le pied de sa paroi la plus haute.



"Le réveil des gorges, toujours un spectacle"
Dessin : Lise Claudon


Après quelques minutes de route parcourues en silence, nous-y voilà : la célèbre Paroi des Ducs. A peine nous mettons-nous en marche que nous traversons le Verdon. Nul pont n’est construit ici pour faciliter la traversée. Seule pendouille péniblement une corde fixe attachée de part et d’autre de la rivière. Notre unique moyen de traverser.



"Une corde fixe permet aux deux singes que nous sommes de traverser le verdon "
Dessin : Lise Claudon


La paroi, de plus en plus proche, devient aussi de plus en plus imposante. Je me remémore alors qu’en 1968, les Gorges vécurent leur première ascension avec la réalisation en trois jours de la voie nommée "Les Enragés". En ce matin d’automne, lever les yeux vers cette grande face au profil ondulé nous berce de nostalgie. Quelle expédition cela devait-être à l’époque !



"Durant la marche d’approche, les rêves s’élèvent déjà"
Dessin : Lise Claudon


Nulle aventure d’une telle envergure aujourd’hui pour mon camarade et moi. Juste deux gars qui tenteront d’accéder au sommet de ce monstre placide par un chemin détourné. Une brise légère nous mène en douceur vers le départ de notre promenade pendulaire et nous suivons un chemin timide qui sinue jusqu’au au pied de la voie. Nous traversons quelques grottes où les dégaines à demeure et les cordes fixes révèlent aux passants les stigmates des glorieux combats que les grimpeurs locaux mènent dans ces voies bien trop difficiles pour moi. Nous nous prenons tout de même à imaginer les mouvements que ces lignes imposantes proposent. Physiques, bruts, sans artifice. Cette grimpe moderne ne souffre d’aucun compromis.

Je ne peux que deviner l’entraînement nécessaire pour croiter de telles lignes. Hier encore, en totale opposition à ce style d’escalade, je le considérais comme dépourvu de la finesse et de cette grâce si chères à mes yeux. Aujourd’hui cependant, je dois bien admettre que j’apprécie ces envolées musculeuses. Nous laissons là le soin aux autres de renouveler la discipline et retournons à nos affaires.

Notre menu du jour est plus vertical, six longueurs soutenues avec un final exigeant qui promet de nous laisser des souvenirs mémorables. Seuls sur la falaise, le silence ambiant nous incite nous-aussi à troquer nos pérégrinations vocales contre des mutismes éthérés.

Au pied de la voie, je jette un dernier regard en direction du Verdon qui crapote paisiblement en contrebas. Le monde n’a que faire de nos tribulations anthropiques. Les dégaines au baudrier, mon compagnon s’élance dans la première longueur facile. En deux temps trois mouvements il atteint le relais et tire trois fois la corde. Je libère. il avale. Bout de corde. Il m’assure, tire de nouveau trois fois sur la corde. Je m’élance.

La première longueur qui est censée être la marche d’approche ne me met pas du tout en confiance. Les premiers mètres sont humides et je n’ai aucune confiance en mes pieds. S’ensuit alors une crispation des bras et je rejoins mon binôme plus qu’échaudé. Le reste de la voie dont la cotation dépasse de plus d’un chiffre la première longueur m'apparaît alors comme un défi bien compliqué à relever.

Sans dire un mot sur le sujet, je laisse le sac et m’élance à mon tour. On verra bien. C’est alors que, sans crier gare, je suis submergé par l’un de ces moments magiques que seule me procure la varape. Entouré d’un silence enivrant, je m’abandonne subitement tout entier à l’escalade. La respiration calme, maîtrisée, seuls les mouvements comptent. Lents, précis, épurés, je danse avec le rocher. L’univers ne se réduit plus alors qu’aux reliefs calcaires qui m’entourent. Il n’est maintenant plus question d’un manque de confiance dans mes pieds. La gestuelle est superbe. Sans être dure, elle demande tout de même une concentration certaine.



A mon tour de m’élancer, la magie opère instantanément
Dessin : Lise Claudon


À la fin des quarante mètres de la L2 je suis déçu d’atteindre le relais si rapidement. Ma soif d’escalade n’a fait que s’accentuer avec l’altitude. Toujours sans un mot, mon compagnon me rejoint dans cette chorégraphie aérienne. Un rapide regard et je vois que lui aussi baigne dans la même doucereuse sensation béate. A son tour de mener la danse dans une traversée entrecoupée semble-t-il d’un pas de bloc pour passer un surplomb.

Malheureusement, à peine a-t-il parcouru 20 mètres, que le relais pointe le bout de sa chaîne. Frustrant. Je tente de le rejoindre mais arrivé au pas de bloc : problème. Je me retrouve à serrer des crougnes plus petites que prévu. Petite piqûre de rappel : nous ne sommes jamais à l'abri d’un sursaut rocailleux, sorte de hoquet tellurique. Tout n’est pas que mouvements amples et déliés.

La quatrième longueur ressemble à la seconde et de nouveau la magie opère. Le gaz, qui maintenant est bien présent, ajoute à l’ensemble un soupçon de sel. J’éprouve la pleine conscience et le temps se déforme. Je baigne dans le flot de mes mouvements, bercé par mon vif, mu par mon désir de vivre. Parfaitement attentif au poids de mon corps, à son équilibre maintenu par ses extrémités, j’arrive au relais en ayant l’impression d’avoir démarré il y a un instant à peine. Le temps d’un souffle. Je ne peux m'empêcher de me sentir frustré vis-à-vis de mon binôme. Tandis que j’ouvre deux longueurs d'anthologie, lui se farcit la marche d’approche mouillée et la traversée teigneuse. Mais bon, la longueur suivante promet d’être superbe. Tandis que mon comparse me rattrape, je remarque discrètement qu’il bute sur quelques pas qui ne m’ont aucunement dérangés. Cela n’est pas dans son habitude. Je me demande si je ne suis pas particulièrement en forme.

Mon binôme s’élance dans l’avant dernière longueur et les hostilités commencent dès le deuxième point. Un dièdre difficile à appréhender lui donne pas mal de prises à retordre. Grognements et petits couinements s’invitent alors à la fête. Un mouvement dynamique vient clore ce passage délicat, heureusement que la prise d’arrivée est bonne. Heureusement aussi que ce n’est pas moi qui grimpe en tête. Les premiers clippages sont délicats et un retour au relais n’est pas exclu en cas de chute. La suite de la longueur est certe continue mais surtout plus facile.

Arrivé au pied de la longueur sommitale, nous avons le choix entre une variante de sortie facile et une autre plus ardue. La seconde version en ferait la longueur la plus difficile de la voie. Sans un mot, dans un regard, nous savons quelle sera la route retenue. D’ailleurs nous le savons depuis que nous avons choisi cette voie. A vaincre sans péril nous triomphons sans gloire paraît-il. Galvanisé par les longueurs précédentes que j’ai littéralement marchées, je m’élance sans prendre le temps de vraiment me reposer.

Dès le départ, je pénètre de nouveau dans cet état de stase. Les premiers mètres sont splendides, il s’agit d’une courte traversée qui nous ramène en plein dans la paroie des Ducs (les longueurs précédentes de part leurs sillages à travers les reliefs nous coupaient un peu de la face). Le gaz bat alors son plein et un rapide coup d'œil vers le plancher des vaches me rappelle à quel point je suis haut. Les choses sérieuses commencent une fois la traversée terminée.



La dernière longueur fait office de bouquet final
Dessin : Lise Claudon


Les prises s’amenuisent et s’écartent les unes des autres mais les mouvements me viennent naturellement. Trop naturellement peut-être, face à ce qui me semble être la première section vraiment difficile, je commets une erreur de lecture, ou plutôt d’absence de lecture. Cela m’apprendra à prendre les prises les unes après les autres sans vraiment réfléchir. Je me retrouve à devoir changer de main sur un caillou qui a déjà du mal à en accepter une, de main.

Je réussis tout de même et m’élance de plus belle vers une belle goutte d’eau. Hélas la goutte d’eau n’est qu’une douche froide. C’est à peine si j’arrive à y plier une phalange. Quant à arquer n’en parlons même pas. Subitement tout s'effondre et je réalise à quel point mon pied gauche est précaire. D’ailleurs comment a-t-il fait pour tenir jusqu’ici celui-là ? Et comme s’il suffisait d’y penser, il prit congé.

S'ensuivit alors non pas une sacrée chute, mais une chute sacrée. Sacrée car elle fut la rupture d’un engagement total. Pour la première fois en grande voie j’ai grimpé sans penser à la chute, totalement dévoué aux mouvements, jusqu’au bout de moi-même. La hauteur et la grandeur des lieux n’ont servi qu'à exacerber ma concentration.

Pendu dans la corde, mon premier réflexe est d’injurier ciel et terre de mon échec. Cela aurait été grandiose de réussir non pas à vue, mais à l’aveugle (je vous expliquerai plus tard la différence).



Une erreur de lecture et on se retrouve assis dans le baudard
Dessin : Lise Claudon


En remontant au point, je sens que cette chute a eu sur moi un choc plus profond. Étrange. J’y réfléchirai plus tard, pour l’instant le problème est d’atteindre cette petite verticale plus haut, là. Ensuite il faut encore trouver un moyen d’atteindre le bac là-bas. Mais il est beaucoup plus loin ce satané bac. Le point suivant est d’ailleurs lui aussi particulièrement éloigné. Curieux comme la longueur la plus dure est également la plus aérée. Curieux aussi de sentir que cela ne me fait finalement ni chaud ni froid, cela me motive même. Il y aura des pas durs obligatoires, pas de triche possible. Je me rassemble. Je repars.

Concentré au maximum j’avance, j’avance. Je m’arrête. Suspendu à des crougnes, l’équilibre est précaire. Ce qui suit semble plus dur encore : pieds fuyants, mains inexistantes, équilibres instables. Tel sera mon futur proche. Si j’en crois le rocher, le but du jeu est d’aller poser le pied droit sur une bosse des plus timides puis de se lever dessus à grand coup de courage avec pour unique main une goutte d’eau aussi peu engageante que sa prédécesseure.

Je finis par m’élancer et ma lenteur tranche avec la vivacité de la brise qui fouette alors mon T-shirt. Une fois levé sur ce pied droit ridicule, je dois encore travailler une inversée du bout du pouce. L’escalade est à la diète. J’atterris ensuite, je ne sais comment, sur une bonne boîte aux lettres.

La fin est moins difficile même s’il faut tout de même gérer l’effort. Un bombé reste à négocier mais c’est un véritable plaisir que d’avoir à choisir entre des prises toutes plus accueillantes les unes que les autres. Place à l’opulence ! J’arrive enfin au relais avec une rare sensation de bouteille dans mes avants bras. En guise de récompense: un sommet des plus confortables duquel je peux faire monter mon second paisiblement, assis par terre face au vide. Quel décor !



Quand l’esprit s’envole avec la brise
Dessin : Lise Claudon


Pendant que la corde se tend à la première chute de mon partenaire, je me remémore la mienne, de chute. Quelle fût donc cette sensation éprouvée alors ? Naturellement je recherche dans ma mémoire un moyen de comparaison, à quand mon dernier décrochage en grande voie ? Cet été à Ailefroide. Dans quel contexte ? Nous étions deux cordées à l’assaut de 450 m de granite. Je faisais alors partie de la seconde cordée et les pas durs n’étaient que quelques mètres au-dessous du relais où m’attendaient les copains de la première cordée. L’ambiance était alors à la franche camaraderie, aux encouragements et à la moquerie bienveillante. Aujourd’hui j’étais seul au monde, coupé même de mon binôme qui ne me voyait plus. Le niveau était plus dur encore si bien que je n’étais pas certain de passer.

En ça réside la différence de taille. Seul, je n’ai pu compter que sur moi-même pour sortir par le haut. Seul, je ne dois qu’à moi-même le succès de l’ascension. Pas si seul tout de même car je n’aurais en aucun cas pu libérer ma grimpe de la sorte si je n’avais pas en mon binôme une confiance absolue. Si je n’étais pas certain que rien ne pouvait m’arriver. Si je n’avais pas passé les heures précédentes à épurer ma grimpe de toutes ses fioritures. Si mon vif ne s’était pas parfaitement accordé au sien. Non, je n’étais pas seul.

Mon regard se perd à l’horizon. L’esprit de cordée, le sentiment du travail bien fait, le plaisir simple d’une gorgée d’eau, la caresse légère du vent m"inondent et me transportent. Simple comme grimper.



Les gorges, berceau de rêves et de légendes
Dessin : Lise Claudon







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