Le Club de Montagne des Croulants
Le Club de Montagne des Croulants
Texte : Jean-Pierre Banville
Enfin arrivés à la nouvelle falaise !
Après 90 minutes de route dont 60 de bouchons.
En pleine chaleur … et la clim de l’auto qui ne fonctionne plus. Quant à moi, elle ne fonctionnera plus jamais considérant le coût des réparations.
Un stationnement nivelé, sec et bien à l’équerre : c’est idéal. Je me stationne et mes trois camarades se précipitent hors de la Jeep pour admirer la paroi juste devant nous. Il n’y a que trois automobiles stationnées alors, en ce milieu de semaine, on devrait être tranquille!
Un gros chalet en bois rond sert à la fois d’accueil et de restaurant. Un an que c’est ouvert et ils font des affaires d’or avec les touristes, qu’il parait.
- Allez! On débarque nos affaires et on va prendre un café à l’intérieur avant d’aller grimper. Et, oui, il faut que j’achète le topo : ces voies de granit sont ratoureuses et on ne peut se fier juste au look.
- Un gars du bureau est venu l’année dernière : il m’a dit que les voies les plus belles se trouvent sur la pointe qu’on aperçoit là-bas, la pointe sans arbres.
- Daniel… faudra trouver quelle pointe parce que je ne vois pas d’arbres sur le sommet en nulle part! Tu es sûr que c’est ici qu’il est venu?
- Tout à fait! Il a acheté un t-shirt de la place…
- Un autre t-shirt pour ma collection! lança Phil le Viril. Rien n’excite plus une jeune grimpeuse qu’un beau t-shirt de grimpe acheté sur un site peu connu. Tu peux broder à souhait sur tes performances sachant qu’elle n’y viendra jamais.
- Allez, on va le prendre, ce café?
Notre province est le paradis des subventions dans la mesure où tu connais un député ou un ministre. Tu peux te faire payer n’importe quoi si tu frappes à la bonne porte : il n’y a pas de mauvais projet… juste des projets sans pushing, sans manigances…
Dès l’entrée dans le chalet, il était évident que le Club de Montagne des Croulants avait l’oreille d’un ou deux ministres et celui de l’archevêché. Tout y était impeccable et dans le style le plus moderne. Si les premiers grimpeurs de l’époque se fendaient en quatre pour acheter leur matériel et se rendre à leur falaise favorite, ils n’avaient aucune idée du niveau de luxe demandé par la jeune génération.
Une odeur de café frais et de toasts bien cuites embaumait l’air : rien à voir avec les sandwiches au Paris Paté arrosées de bière Labatt des décennies précédentes. Du matériel d’escalade ornent les murs. Des photos d’inconnus célèbres au pied de voies toutes aussi inconnues semblent surveiller le plancher de la boutique. Appâtés par leurs nez, les quatre larrons louvoient vers le comptoir style Woolworths 1950 et se laissent tomber sur sièges ronds rétro.
Comme par magie apparut un employé vêtu du parfait déguisement de coureur des bois. Tout pour plaire aux touristes!
- Je peux prendre votre commande?
- Trois œufs sunny side up avec des petites patates pis du bacon, beaucoup de bacon… demanda Phil le Viril.
- Moi, je vais prendre la même chose avec des saucisses et des frites! lança Louis le Fêlé.
- Désirez-vous changer les saucisses ordinaires pour des saucisses de bison ou de phoque?
- Considérant ses aptitudes pour la grimpe, il préférerait sans doute des saucisses d’écureuil! que je répondis pour lui.
- Hélas, l’écureuil est hors saison… je peux vous offrir des croustilles aux pattes d’oie mais, effectivement, elles ne grimpent pas fort…
Le déjeuner fut excellent et le phoque bien gras. Mais, maintenant, comme il fallait bien grimper, les deux cordées allèrent récupérer leur matériel dans l’auto puis se présentèrent au comptoir.
- Mais c’est vous qui nous avez servi il y a cinq minutes!
Le serveur avait quitté son déguisement de coureur des bois pour une tenue de grimpeur rétro, lycra et camisole couleurs fluo.
- Bien entendu! On est multitâches à la Montagne des Croulants. Voici les documents à signer, les décharges d’assurance, les responsabilités civiles, les contacts des proches et des parents en cas d’accident, l’autorisation d’utiliser votre véhicule dans le même cas – vous me laisser vos clés, la biographie à compléter, l’historique de vos ascensions à vie, une liste de cinq répondants, vos préférences musicales et littéraires, vos tendances politiques et le tout dernier : un sondage sur votre appréciation de Taylor Swift en concert.
- Mais ça va prendre plus d’une heure, à remplir tout ça! Le meilleur temps pour grimper, c’est le matin.
- Considérant le déjeuner que vous avez englouti, il est suggéré d’attendre une heure avant de grimper pour éviter les crampes. Et puis, ces formulaires sont requis par l’administration provinciale et par nos assureurs. Nous voulons tous une pratique saine, sécuritaire et ludique dans le respect de l’autre et de l’environnement.
Louis le Fêlé sorti son porte-monnaie et plaça un beau vingt piastres sur le comptoir.
- Allez, on oublie toute cette paperasse!
Le fonctionnaire du vertical pointa vers la caméra derrière lui et sortit deux paquets de gomme du comptoir.
- Merci pour votre achat! Maintenant, si vous voulez bien passer dans la pièce d’à côté pour y remplir les documents… étalez aussi votre matériel sur le plancher… on fait une vérification des EPI !
- Des EPI ! s’écria Phil le Viril. Faut aussi que je sorte ma boîte de condoms?
- Il y a une date d’expiration pour vos condoms. Vous la connaissez? De toute façon, je doute que vous ayez à les utiliser en paroi.
Il jeta un coup d’œil sur Daniel la Bique.
- Enfin … je dis ça … tous les goûts sont dans la nature, hein? Bon, mettez votre matériel sur le plancher!
Dès que ce fut fait, il plaça les documents de chacun devant le matériel approprié.
Louis le Fêlé … harnais neuf, chaussons neufs, mousquetons et grigri ne montrant pas de signes d’usure prononcés. Corde acceptable mais on aperçoit un début de peluche… enfin, ça passe!
Phil le Viril … harnais potable mais en fin de vie, chaussons troués donc à changer, mousquetons et grigri dans la moyenne, corde neuve. On va vous louer des chaussons : impossible de grimper avec ça. Juste l’odeur est un affront à la nature! Ce sera $50 pour la journée plus un dépôt de $200.
Daniel la Bique … harnais dans la moyenne, chaussons dans la moyenne mais l’odeur en est infecte… vous vous lavez les pieds? Mousquetons et descendeur dans la moyenne. Comment, pas de corde?
- Je grimpe avec le vieux, là… il a sa corde!
- Comment, c’est moi le vieux? Oui, j’ai ma corde : je grimpe depuis quarante ans!
- C’est bien le gros problème, monsieur! Votre âge… J’ai vu sur votre permis de conduire : vous êtes à la retraite, 66 ans, donc vous ne pouvez pas grimper ici!
- Comment???
- Oui, les nouvelles normes d’utilisation du territoire… interdiction de pratique d’un sport à hauts risques en pleine nature après 65 ans. Les assureurs nous affirment que le niveau de dangerosité est trop élevé après cet âge. Trop de chutes, trop de cassures, d’éraflures, de malaises cardiaques. Le milieu naturel est fait pour les forts, ceux qui possèdent encore une certaine dextérité et un équilibre, sans compter le cardio.
- Ben voyons…
- Idem pour les jeunes de moins de 19 ans! Il faut vous restreindre aux salles d’escalade et encore, uniquement les voies en dalle de maximum 5.10/6A. Nos assureurs sont formels! Une corde normée en fin de vie doit être retirée. Des chaussons percés pouvant occasionner des blessures de même. Alors encore plus lorsque les grimpeurs arrivent à un âge respectable et que les moyens viennent à manquer. Ne vous inquiétez cependant pas : un nouveau programme gouvernemental va construire des murs de traverse dans chaque maison pour personnes âgées. Impossible de tomber! Ce sera un système de harnais sur rails qui va vous maintenir en position verticale en tout temps! Vous n’aurez plus qu’à suivre les couleurs des prises.
- Donc il faut que je remballe le tout, c’est ça?
- Oui. Je vous remets vos documents… vous pourrez attendre vos amis sur notre patio en sirotant une tisane, hein…
Quelques minutes plus tard, Constantin Carmagnole voyait s’éloigner ses amis. Il se dit que la vie était bien plus dangereuse qu’il n’y paraissait. Il lui resterait toujours la lecture de topos et la rédaction de la liste d’épicerie hebdomadaire : tout n’était pas perdu!
Merci Jean-Pierre.