Anthony Fleig, mon premier 8a

Anthony Fleig vient de franchir le cap du 8ème degré, il a pris le temps de nous faire part de son histoire.
Un grand MERCI à lui 🤩🙏
Je me souviens de mes débuts. J'ai dû y passer des centaines de fois devant ce grand mur, topo à la main "7c, 8a, 8b, nan c'est pas ça que je cherche, clairement ici c'est impossible." "Ha, La toison verte 6a, parfait !"
Le soir, après m'être fait rouster dans La transhumance 6a+, je lisais sur EA les commentaires dans Le théâtre du nô 8b, et j'apprenais les méthodes de ces voies dans lesquelles je n'irais sans doute jamais.
Mais le bal était ouvert. J'étais accro, débutant (certains diront faible), mais accro. Et c'est tout ce qu'il faut.
Et puis il est beau le secteur suivant, il y en a pour tout le monde ! 6c check, 7a check, 7b, "mais qu'est-ce c'est que ce truc ?" Un pas en arrière, 7a+, "sérieusement ? Mais c'est quoi ces voies où je comprends rien ?"
Le processus a été lent avant que je lève les yeux sur ceux qui grimpaient dans le grand mur, je ne m'imaginais pas encore que ça pouvait être moi.
J'apprenais le nom des machines qui étalaient leurs affaires sur la petite plate-forme surélevée. Qu'est-ce qu'ils avaient l'air forts et stylés !
"T'as vu, je crois que c'est Lucas" "vas-y, il nous regarde même pas!"
"Wha il est trop fort lui, mais il est pas tout jeune" "ouais j'ai déjà entendu son nom, je crois que c'est Arnaud Keupel, ou un truc comme ça",
"Regarde c'est Aliénor, elle était à l'Ascpa, elle était hyper forte, elle a fait 8a à 12 ans je crois, elle s'est arrêtée mais là elle reprend et elle est à nouveau hyper forte !".
Nos infos étaient approximatives, mais ça me faisait rêver.
J'aime autant vous dire que le jour où je suis monté sur cette plate-forme pour la première fois, ça m'a fait tout bizarre.
Ailleurs sur la falaise, tu peux "aller voir ce 7b" et puis en descendant, "jeter un œil dans le 8a d'à côté" ou "faire les mouv' en moul’ pour tester".
Ici, pas d'échappatoire, pas d'excuse, quand tu poses tes affaires, c'est pour faire 8a, pas moins.
Et ça m'en a pris du temps avant d'oser, avant de me sentir légitime, plus de 10 ans depuis la 1ère fois où j'ai touché un bout de grès rose. J'en ai vu des progressions fulgurantes qui auraient pu me faire douter. "C'est 8b ça non ? C'est qui ce gars-là ?" "Stan ? il a commencé la falaise il y a 3 mois, il a fait son 1er 8a la semaine dernière je crois."
Dans ces moments-là, il faut faire taire son égo, garder ses propres objectifs en tête et avoir la motivation chevillée au corps pour ne pas se décourager.
10 années donc. De plaisir d'abord, de motivation, de détermination.
10 années de "mais qu'est-ce qu'on fout là" "ah tiens, on n’est pas les seuls" "le mec il a fait un feu, trop bien !"
"Quelqu'un de motivé ce week-end ? -mec, il fait 3° et il pleut -dans la grotte ça grimpe !"
10 années de travail, de lecture de voies, de lecture d'articles ou de livres, de vidéos d'entraînement avec des méthodes de progression plus ou moins révolutionnaires ou plus ou moins douteuses.
Mais surtout 10 années de rencontres et d'échanges pour comprendre, partager, apprendre, s'entraîner, garder la motivation, pour soutenir et se sentir soutenu, pour croire en soi, pour se rendre compte que les autres ont souvent une image de vous plus proche de la réalité que ce que vous vous autorisez à imaginer.
10 ans pour arriver au pied de cette voie.
Celle que tout grimpeur gardera en mémoire, celle qui a une saveur particulière, celle qui vous impressionne, celle dans laquelle vous vous faites violence, celle qui vous fait progresser techniquement, mentalement ou physiquement, celle qui vous fait hésiter, parfois craquer mais celle qui vous récompense à la hauteur de votre investissement.
A chacun son 8a. Pour moi, c'est 10 ans de partage pour se retrouver seul au pied d'une voie.
Imagine, il n'y a que toi, dans ta bulle, seul avec tes chaussons et ta pof, personne ne grimpera cette voie pour toi. Alors tu y vas, tu sais ce que tu as à faire. Tu essayes de prendre plaisir dans le processus, deux trois dégaines de chauffe et on y est :
précrux (si, je vous jure), ça passe avec un peu de marge, c'est toujours ça de pris pour la suite, tu clippes, tu poffes, tu secoues, faut pas trainer non plus.
Tri doigt main gauche. - 1 seconde -
On est dans le dur. Pied main à droite, tu fermes le bras gauche pour venir t'asseoir sur le pied droit, hanches ouvertes, collé à la paroi. - 2 secondes -
Verticale en tri main droite, pas d'erreurs, ne surtout pas se redresser trop vite ou trop tôt, reste bas, latéralise, change de pied, gaine tout ce que tu peux, sors le pied loin, bordel qu'est-ce que c'est long - 3 secondes -
Encore un petit effort tu y es presque, vas-y maintenant redresse toi, mais reste gainé, mais redresse-toi ! - 4 secondes -
Puriste, bouche-toi les oreilles, pouce index et majeur en épaule main gauche, stabilise, regarde la prise, elle est sous ton nez, juste là, la poche salvatrice. - 5 secondes -
Souffle, bloque ta respiration et envoie. - 6 secondes -
la main droite a tenu.
C'est pas si mal, c'est pas la meilleure exécution mais pas la pire, quelques mouvements finement exécutés t'amènent au repos.
Deux semaines plus tôt, en fin de séances, tu avais enchaîné la section qui suit, jusqu'au relai.
En descendant, plus pour te convaincre que pour fanfaronner, tu avais annoncé fièrement "si j'enchaîne jusqu'au repos, je finis, je ne peux plus tomber !"
Sauf que voilà, la semaine suivante, tu étais tombé. Tu avais fait le dur avec les inverses et tout, mais tu étais tombé.
Et avant hier aussi tu es tombé, encore plus haut, encore plus improbable. Mais quand les coudes se sont levés, que la lucidité s'en est allée et que tu as tenté un mouvement absurde de désespoir, peut-être ne méritais-tu pas d'aller plus haut.
Au repos donc, tu essaies de chasser ces pensées, tu te concentres sur la section qui suit. Dans les dix prochains mouvements, tu as vu autant de méthodes que de grimpeurs. Le cœur se calme, les bras dégonflent. C'est dur de se décider à repartir, je sais.
Allez ! L'important c'est une bonne mise en place, serre un peu plus fort s’il faut mais sois précis, c'est ça, lolotte, bien haut la première inverse, mets de la tension, la sensation sous le pied droit est toujours bizarre mais tu n'as jamais zippé, deuxième inverse, tu es presque sorti du dur, crie s'il faut ! Voilà ! Encore ! C'est bien ! Clippe ! Respire ! Délaie ! Bon je vais pas tout te dire non plus, tu sais ce que t'as à faire !
Bac, bac, clip, repos, bac, bac, clip, repos, repos, repos, bac, bac, bac, moins bac, crie, bac, repos, clip, repos. Respire, il ne reste plus que le relai, ta première 8a est là, tu es daubé comme jamais, mais tu es sur des bacs de l'espace. 4 mouv', allez, 4 mouv' et c'est plié. Règle main gauche. 1. Main droite. 2. Main gauche. 3. Cale le genou comme on t'a montré, technique du faible, tu aimes bien ça, coiffe main droite. 4. Clip.
Un silence.
Quelques secondes pour y croire.
Puis j'informe les copains en bas, j'informe la falaise. Ça y est tout le monde est au courant. Attends, j'informe encore, je ne suis pas sûr qu'ils m'aient entendu de l'autre côté de la RN.
Et un conquérant de l'inutile en plus !
En fait je sais, 8a c'est juste une excuse pour que les copains boivent à l'œil. Ça me va, au moins ils me comprennent. Ce coup-ci, c'est pour moi, ça me fait plaisir, si c'est le prix des heures passées à assurer, partager des méthodes et des conseils, ou simplement rire ensemble, c'est pas cher payé !
Merci et à votre santé !
Et tendez l'oreille, c'est pas fini...